Contrer les « désordres informationnels à l’ère numérique » : les recommandations de la commission Bronner
publié le 18/01/2022
Le 11 janvier 2022, une commission constituée de treize experts de la désinformation, réunis autour du sociologue Gérald Bronner, a remis au président de la République un rapport intitulé « Les Lumières à l’ère numérique ». Cette commission, installée par Emmanuel Macron fin septembre 2021, avait deux missions principales : d’une part, « établir de manière synthétique l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et sur les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent » ; et d’autre part, « proposer des recommandations pour y faire face ». Comment renforcer la vigilance des citoyens face aux infox sans attenter aux libertés fondamentales ? Le rapport explore plusieurs pistes.
Renforcer l’éducation aux médias et à l’information
Les chercheurs débutent leur réflexion par un constat : « les fausses informations sont minoritaires parmi les contenus informationnels en circulation sur Internet et les réseaux sociaux et nous sommes généralement capables de les distinguer des informations fiables ». Pour autant, les internautes n’en restent pas moins confrontés à une masse considérable d’informations. Ces informations émanent d’une multiplicité d’acteurs (scientifiques, journalistes, institutions, simples citoyens…), plus ou moins compétents, et qui peuvent exprimer des points de vue concurrents. Les « capacités de vigilance épistémique » des internautes sont ainsi mises à rude épreuve. Il en résulte une perméabilité accrue aux infox.
Pour la commission, le renforcement de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) peut aider les internautes, notamment les plus jeunes, à conserver une « indépendance de jugement » face à l’information.
Dans cette optique, les auteurs préconisent notamment de coordonner les initiatives existantes en matière d’EMI, en créant « une cellule interministérielle dédiée au développement de l’esprit critique et d’une EMI tout public ». Ils proposent en outre de faire de ces enjeux « une Grande Cause nationale ».
Remodeler les logiques algorithmiques du marché en ligne de l’information
Toutefois, pour être efficace, l’éducation aux médias doit s’accompagner de mesures techniques visant à limiter la propagation des fausses informations.
En ligne, les infox se diffusent via différents médias sociaux (Facebook, Twitter, YouTube, TikTok…), dont le fonctionnement est jugé problématique. Ces plateformes cherchent en effet à capter l’attention de leurs utilisateurs. Pour ce faire, elles utilisent des algorithmes afin de présenter à l’internaute un maximum de contenus susceptibles de l’intéresser et de le faire interagir. In fine, l’objectif est ainsi de convertir en ressources financières le temps que l’internaute passe en ligne, en l’exposant par exemple à des publicités.
Or, selon les auteurs du rapport, ces algorithmes produisent trois types d’effets sur l’organisation de l’information :
- « L’éditorialisation algorithmique», c’est-à-dire la manière dont les algorithmes régissent à la fois l’ordre et la fréquence d’apparition des informations, selon une logique de captation de l’attention.
- Le « calibrage social », c’est-à-dire la façon dont les réseaux sociaux altèrent la perception de la représentativité et de la popularité de certains points de vue, par exemple en mettant particulièrement en avant les contenus générant le plus d’engagements (commentaires, « likes », partages).
- L’« influence asymétrique », c’est-à-dire le fait qu’Internet offre à des individus motivés la possibilité d’accéder à une visibilité numérique qui excède de beaucoup leur représentativité, permettant ainsi à des discours extrêmes – marginaux hors ligne – d’être surreprésentés sur le web.
Ces effets favorisent la propagation de fausses nouvelles. Pour les neutraliser, les auteurs proposent notamment que le référencement algorithmique mis en œuvre par les plateformes ne soit plus basé sur la viralité des contenus, mais sur leur qualité. Pour chaque publication, un historique de partage pourrait par exemple être présenté à l’utilisateur. Par ailleurs, les auteurs suggèrent que les comptes d’experts soient davantage mis en avant, en amplifiant leurs publications.
A ces mesures techniques, s’ajoutent des propositions visant à limiter les sources de revenus des producteurs d’infox et à responsabiliser les internautes diffuseurs.
Assécher les sources de revenus des producteurs d’infox et responsabiliser les diffuseurs
Les émetteurs d’infox parviennent à générer des revenus par de multiples canaux : vente de produits (livres et DVD conspirationnistes…) et de services (formations, stages…), collecte de dons, levées de fonds participatives ou encore revenus publicitaires.
Ce dernier point intéresse particulièrement la commission. Les auteurs du rapport se positionnent notamment en faveur d’un encadrement plus strict de la publicité dite « programmatique », qui repose sur l’achat et la diffusion automatisée (grâce à des algorithmes) de publicités digitales. En fonction de l’audience ciblée, l’intelligence artificielle va ainsi acheter des encarts publicitaires sur différents sites.
Des dispositifs existent pour prévenir la diffusion de messages publicitaires sur des supports illicites (sites pornographiques…). Cependant, ces dispositifs ne permettent pas toujours d’éviter la diffusion sur des sites produisant des contenus conspirationnistes ou trompeurs, lesquels sont souvent classés « dans une sorte de zone grise ».
Face à cette situation, la commission insiste sur la nécessité de promouvoir l’investissement publicitaire responsable des entreprises en encourageant le recours à des « listes d’exclusion et d’inclusion de sites web » dynamiques, qui permettent des mises à jour en temps réel. Parallèlement, les auteurs invitent à « envisager une obligation pour les fournisseurs de technologie publicitaire à sensibiliser leurs clients au risque de financer des sites toxiques dans le cas où ces derniers omettraient d’avoir recours à des listes d’exclusion dynamiques ».
Ces mesures, qui ont vocation assécher les sources de revenus des producteurs d’infox, s’accompagnent d’autres propositions visant à dissuader la diffusion de fausses nouvelles. En effet, certains internautes bénéficient, sur les médias sociaux, d’une audience colossale. Ce sont des « influenceurs ». Ceux-ci ne sont pas nécessairement des producteurs ou des relais d’infox. Toutefois, lorsqu’ils en propagent – volontairement ou non –, ils deviennent rapidement les principales sources de fausses informations sur le web. Aussi, la commission encourage donc les plateformes à modérer plus attentivement les influenceurs afin de les responsabiliser.
Les auteurs suggèrent également d’introduire dans la loi de 2004 sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN) un article engageant la responsabilité civile du diffuseur de mauvaise foi d’une fausse nouvelle. Ils proposent notamment que « l’étendue et la vitesse de propagation » de l’infox, ainsi que « le niveau d’audience et de popularité numérique de son auteur », soient pris en compte pour fixer le montant des dommages et intérêts.
Se protéger contre les ingérences numériques étrangères
« En moins de deux décennies, l’espace numérique est devenu un champ privilégié de confrontation et de compétition stratégique entre les Etats ». Fort de ce constat, la commission aborde une dernière dimension de la désinformation en ligne : les ingérences numériques étrangères. Election présidentielle américaine de 2016, « MacronLeaks » de 2017, campagnes de dénigrement en ligne en Afrique… Les exemples d’opérations informationnelles – réels ou supposées – se sont multipliés ces dernières années.
Pour faire face à cette menace mondiale, les auteurs distinguent trois niveaux d’intervention : le niveau national, le niveau européen et le niveau international.
Au niveau national, ils suggèrent notamment de créer un « mécanisme de gouvernance numérique interministérielle ». Cette mesure s’accompagne de la création, à l’échelle communautaire, « d’un mécanisme et d’exercices de gestion de crise sur les menaces informationnelles au sein de l’Union européenne ». Enfin, au niveau international, la commission propose notamment la création d’un « groupe de travail au sein de l’OCDE pour établir des normes minimales communes à toutes les plateformes et harmoniser les législations nationales sur leurs obligations » en matière de lutte contre les opérations informationnelles.
En définitive, loin de se poser en juge de vérité, la commission Bronner propose une réflexion sur les moyens techniques, juridiques et sociétaux permettant de limiter – par des actions intervenant en amont ou en aval de la diffusion d’infox – les conséquences négatives des fausses nouvelles sur la vie démocratique.
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