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Grand entretien avec la journaliste Géraldine Woessner : « Les discours simplistes, sans nuances, ont nourri le complotisme en France de façon sidérante »

publié le 18/10/2024

Dans un entretien accordé à Infox.fr, Géraldine Woessner, Rédactrice en chef de l’hebdo Le Point, et co-auteure avec Erwan Seznec de l’ouvrage Les Illusionnistes (Robert Laffont, 2024), dénonce les dérives de l’écologie politique. Face à la crise climatique, elle appelle à ne pas écarter d’emblée certaines innovations. Dans ce contexte, elle souligne la nécessité d’un débat apaisé, fondé sur les dernières données scientifiques.Couverture du livre Les Illusionnistes, de Géraldine Woessner et Erwan Seznec (éditions Robert Laffont, septembre 2024)

Vous publiez, avec Erwan Seznec, « Les Illusionnistes », une enquête portant un regard critique sur l’écologie politique. Dans quel contexte la rédaction de ce livre s’inscrit-elle ?

Ce livre est vraiment le produit de dix années d’enquêtes. Des enquêtes qu’Erwan [Seznec] et moi avons commencé à mener avant de nous connaître. Ce qui est frappant, c’est que jamais, il y a cinq ans, nous n’aurions pu publier ce livre. Aucune maison d’édition ne l’aurait accepté. Ces enquêtes existaient pourtant, elles étaient là. Mais les éditeurs n’en voulaient pas. Les dérives de l’écologie politique, c’était vraiment un tabou.

La crise énergétique de 2022 a été un électrochoc. Elle a déboulonné certains mythes. Par exemple, le mythe d’une Allemagne qui va sortir du nucléaire dans l’allégresse et polluer moins grâce aux renouvelables s’est fracassé contre le réel. L’Allemagne a rouvert des centrales à charbon, a accru sa dépendance vis-à-vis du gaz russe… Quand le réel arrive et qu’il vous saute à la figure, il y a un moment où vous êtes quand même obligés de le regarder.

Donc la crise énergétique de 2022 a un peu débloqué ce regard critique. Et puis, il y a aussi l’urgence. Les effets du réchauffement climatique, nous les vivons déjà, nous les vivons maintenant. La France risque très fortement de devoir affronter un réchauffement de 4 degrés Celsius d’ici la fin du siècle. En refusant tout techno-solutionnisme, l’écologie politique est selon nous le courant qui bloque toute adaptation. Son opposition est souvent drapée de l’habit du bien absolu et de la vérité. Or, dans les faits, cela ne correspond pas toujours à la réalité. C’est ce que nous avons voulu montrer avec ce livre.

En ouverture de votre livre, vous opposez donc l’« écologie politique » et la « science écologique ». Quelle distinction faites-vous entre les deux ?

Nous avons voulu comprendre pourquoi l’écologie politique était aussi systématiquement déconnectée de la science en général, et de la science écologique en particulier. Pourquoi reste-t-elle farouchement opposée à l’énergie nucléaire, qui est reconnue par la science comme une source d’électricité bas carbone ? Pourquoi s’oppose-t-elle au ferroutage, qui permettrait de baisser considérablement les émissions des transports ? Les exemples sont très nombreux.

L’écologie politique et la science écologique sont deux choses vraiment distinctes. L’écologie politique à des origines profondément religieuses. Dès le départ, elle a perçu l’Homme comme un parasite qui viendrait corrompre cet Éden, cette nature immuable et parfaite créée par Dieu. Cette conception est restée. L’écologie politique contemporaine est née de la rencontre entre cette conception religieuse et une autre conception du monde, portée par les orphelins des mouvements communistes, opposés au capitalisme et à la société de consommation.

Vous soulignez que jusqu’au XVIIIe siècle au moins, l’idée d’une nature « originelle » à restaurer n’entrait pas en conflit avec la volonté de progrès scientifiques. Selon vous, à quel moment, ou à la faveur de quel(s) évènement(s), la rupture est-elle advenue ? Peut-on identifier un point de bascule ?

Je ne sais pas si on peut fixer un moment précis. Souvent, l’écologie politique va se réclamer de la science. Les mouvements malthusiens, par exemple, s’en réclament toujours, avec des hypothèses biaisées et des calculs faussés.

Plutôt qu’un moment, je dirais qu’il y a eu une tendance de fond. L’écologie politique a très tôt cherché à identifier, au sein du champ intellectuel, des « grandes figures » à mettre à son panthéon. Quitte parfois à simplifier la pensée de ces « précurseurs ». Par exemple, la pensée de l’historien Jacques Ellul sur le rôle des technologies et l’aliénation de nos modes de vie a été largement détournée par certains écologistes, qui ont voulu y voir une opposition à toutes technologies.

Il est indéniable qu’après la Seconde Guerre mondiale de nombreux intellectuels vont développer une pensée critique à l’égard de la science. Après l’Holocauste, Hiroshima et Nagasaki, il était parfaitement naturel qu’on s’interroge sur les limites de cette science qui peut devenir destructrice. Sauf que, dans les faits, c’est rarement la science elle-même qui est attaquée par ces penseurs, mais plutôt ce qu’en fait l’Homme. Cet aspect-là, l’écologie politique a eu tendance à l’occulter pour ne garder que ce qui l’arrange.

Dans votre livre, vous déplorez la violence et la radicalité des positions qui s’expriment sur certains sujets. Vous revenez notamment sur les tensions autour des « mégabassines », mais aussi sur la question de l’« électro-hypersensibilité » ou des OGM. Selon vous, en quoi ces sujets illustrent-ils les dérives de l’écologie politique ?

Nous sommes face à des personnes qui sont convaincues, sincèrement convaincues, de la nocivité de l’Homme, de la nocivité de ses sciences et techniques, qui sont persuadées que le monde court à sa perte, et que c’est une question de vie ou de mort. Donc évidemment, dans certains cas, ça peut rendre violent.

Quand des gens se sont auto-convaincus que des ondes peuvent les rendre malades, voire les tuer, ils en arrivent à toutes les radicalités possibles pour supprimer l’objet de leur peur, de leur angoisse, de leur terreur. Peu importe si cette terreur est complètement déconnectée des données scientifiques. Le cas des ondes est assez emblématique. Il y a eu de nombreuses expériences pour évaluer leur nocivité. On a même fait des expériences avec des antennes qui n’étaient pas connectées. Des gens se disant électrosensibles, qui étaient à côté, ont commencé à ressentir réellement des douleurs violentes. Alors qu’il n’y avait rien. Que les antennes n’étaient pas actives. C’est la force de « l’effet nocebo » [le contraire de l’effet placebo : l’apparition d’effets indésirables, d’origine surtout psychologique, après administration d’une substance inerte]. Face au ressenti, les discours rationnels ont parfois du mal à se faire entendre…

C’est un phénomène que l’on retrouve sur d’autres sujets. Sur les pesticides, par exemple, c’est vraiment très frappant. Certains discours tendent à faire croire qu’il existerait un complot mondial ourdi par de grandes multinationales de l’agrochimie et de l’agrobusiness, avec la complicité des scientifiques, des agences sanitaires et des politiques, pour empoisonner les gens. Ces discours simplistes, sans nuances, ont nourri le complotisme en France de façon sidérante.

Dans une démocratie, pour qu’on puisse débattre, s’entendre, progresser collectivement vers une solution concertée, il y a un préalable essentiel et fondamental : s’accorder sur les données qui vont servir de base au débat. À partir du moment où une partie de ceux qui participent au débat refusent les données communément admises par la science, on ne peut plus débattre.

La défiance vis-à-vis des faits scientifiques, que vous dénoncez dans le livre, est-elle une spécificité française ?

Je pense que c’est un mouvement mondial. Mais il n’y a qu’en Europe que ce mouvement est pour ainsi dire arrivé au pouvoir. J’entends par là cette croyance dans l’impossibilité d’une croissance verte. Disons les choses clairement : cette croyance a conduit l’Union européenne à mettre en place des politiques sans étude d’impact, sans jamais songer à leurs effets pervers. En agriculture, c’est frappant. L’Union européenne a clairement théorisé la nécessité d’une décroissance agricole. Et cela sans songer une seule seconde qu’on allait devoir augmenter les importations de zones moins exigeantes en termes environnementaux, qu’on allait détruire tout un pan de l’économie européenne, avec des conséquences – qu’on commence à voir en France – de déprise agricole. On a beaucoup de mal à penser « système ». Les enjeux environnementaux, économiques ou géopolitiques doivent être pensés ensemble. Le dérèglement climatique, c’est un problème planétaire qui doit être pensé de façon planétaire. Le marché européen, c’est quand même 500 millions de consommateurs. Les décisions qu’on prend chez nous ont un impact dans le monde entier.

En France, cette difficulté à penser « système » est particulièrement présente. Plus que dans les pays anglo-saxons, notamment. Pourquoi ? Parce que la France a un handicap majeur : l’énorme acculturation à la fois scientifique et économique de la population, qui ne comprend pas toujours les implications de ces sujets.

Vous qualifiez l’écologie politique de « courant de pensée faisant courir le plus de risques à notre pays ». Pourquoi ce courant vous inquiète-t-il autant ?

Il y a, selon moi, plusieurs points préoccupants :

Sur le plan économique d’abord. Depuis 30 ans, les politiques publiques qui ont mis l’Europe à genoux en matière économique, en matière de recherche, sont toutes inspirées de ces courants de l’écologie politique. En réalité, l’environnement est un prétexte pour ces courants. Leur vrai combat, c’est celui de la décroissance et de l’anticapitalisme. Leur but est de renverser le système capitaliste pour parvenir enfin à cette décroissance qui, selon eux, est la seule manière de sauver le monde, la planète, l’humanité. Cette vision conduit à des catastrophes économiques. Le rapport Draghi l’a encore récemment documenté.

Ensuite, l’écologie politique sert parfois d’appui à des discours qui reviennent à prôner – en creux – une forme de repli sur soi. Je parlais de la nécessité de penser « système ». C’est un bon exemple. On sait qu’il ne sera pas possible de nourrir l’humanité, 8 milliards d’êtres humains, uniquement avec de l’agriculture biologique. Il n’y a pas assez de terres disponibles sur la planète, pas assez d’engrais organiques. Dans ce contexte, que se passerait-il si la France décidait d’abandonner totalement l’agriculture dite « conventionnelle » ? Réponse : des chutes de production massive. Cela aurait des conséquences économiques, bien sûr, mais aussi géopolitiques. En effet, beaucoup de pays ne pourront jamais, faute de terres agricoles, produire suffisamment de céréales, de riz, de blé, de maïs, pour nourrir leur population. Ces pays dépendent fortement des importations. Pour eux, les grandes puissances agricoles, dont la France fait encore partie, jouent un rôle essentiel. Des chutes de production en France mettraient ainsi, par ricochet, d’autres pays en difficulté. En ce sens, ça équivaudrait pour moi à une forme de repli sur soi.

Enfin, dans le livre, on souligne aussi qu’une fraction du mouvement écologiste penche de plus en plus vers une forme d’autoritarisme. Cette tentation transparaît dans les prises de position de certaines personnalités, qui considèrent que la démocratie n’est pas le système politique adéquat pour faire face à la crise climatique. Ces personnalités défendent une sorte de confiscation du pouvoir par une élite éclairée, dont elles feraient bien sûr partie.

Justement, dans votre ouvrage, vous n’êtes pas tendre avec certains responsables politiques et certaines personnalités. Comment votre ouvrage a-t-il été reçu ?

Cela fait une dizaine d’années que je couvre ces sujets. À partir du moment où on interroge une doxa avec des éléments scientifiques, c’est extrêmement mal perçu. Quand j’ose parler des mégabassines en interrogeant, non pas l’hydrologue médiatique, mais les experts du Bureau de Recherches Géologiques et Minières [BRGM, l’établissement public français de référence sur l’étude du sol et du sous-sol], c’est mal perçu. Il y a un enjeu fondamental, pour ces courants, de confiscation de la parole, de censure de toute parole divergente, qui va être caricaturée. Donc oui, le livre est reçu comme ça par un certain nombre d’acteurs. Mais dans les librairies, il est en tête des ventes. Il est extrêmement bien reçu par de nombreux acteurs – souvent ceux qui travaillent directement dans la transition écologique. Je reçois énormément de messages, notamment de scientifiques qui sont heureux que ce livre existe.

Je n’en veux pas aux personnes qui critiquent le livre. Elles ont une opinion qu’elles ont le droit de défendre. En revanche, je pense qu’il y a, en France particulièrement, un problème dans le traitement médiatique des sujets liés à la crise climatique. Quand on songe que certains médias ont relayé auprès de l’opinion publique, pendant 20 ans, le mythe selon lequel 100% d’énergie renouvelable, c’était possible et parfaitement crédible, c’est vertigineux. De la même manière, quand on réussit à faire croire aux gens, via des campagnes médiatiques mensongères, que les OGM vont leur donner des cancers et les tuer, on est face à un grave problème.

Nous avons d’un côté cette désinformation massive, et de l’autre certains scientifiques qui ont cédé face à la violence de ces mouvements radicaux, qui ont réussi à imposer leur point de vue en instillant la peur dans la population. Le politique est impuissant, et derrière c’est le climat qui en souffre. Par exemple, les OGM sont clairement identifiés par le Joint Research Centre de la Commission européenne comme l’une des solutions – pas la seule – les plus prometteuses, les plus utiles et les plus efficaces pour lutter contre les pesticides, améliorer l’environnement, la biodiversité, et lutter contre les conséquences du réchauffement climatique. On trouve des plantes résistantes à la sécheresse, des plantes qui peuvent pousser dans des sols salés, dans des mangroves… Et nous, particulièrement en France, on a plié devant des violents qui ont arraché des champs de culture et saccagé les laboratoires de recherche. Je trouve que c’est gravissime et je suis toujours attristée qu’on ait rendu les armes aussi vite.

Pensez-vous qu’il y a encore une place pour le dialogue entre les tenants de l’écologie politique, et ceux qui, comme vous, portent un regard critique sur l’approche actuelle ? Les divergences que vous constatez entre « écologie politique » et « science écologique » peuvent-elles être surmontées ?

Ça dépend avec qui et de quoi on parle. Comme je le disais plus haut, les prémices d’un débat démocratique c’est qu’on s’accorde sur les faits. Quand l’écologie politique accapare une thématique, par exemple l’énergie, l’environnement, et s’appuie sur des données fausses, on ne peut pas avoir de dialogue constructif.

Pour autant, je suis convaincue que le climat est vraiment l’enjeu du siècle. De plus en plus, on voit quand même des gens qui réalisent qu’on a le devoir de reprendre pied dans ces débats, en partageant des données fiables, factuelles, pour justement offrir aux gens la possibilité d’un réel débat démocratique. On a besoin de débats, plus que jamais on a besoin de débats, parce qu’il y a un point sur lequel tout le monde s’accorde : il va falloir des transformations sociétales importantes et certaines vont être douloureuses. Je ne suis pas du tout adepte du « il ne faut rien faire, c’était mieux avant, la technologie va résoudre tous les problèmes ». Ça n’est pas le cas, ça n’est pas vrai. En revanche, je pense que toutes les choses positives doivent être considérées pour essayer d’avancer. Pour ça, on a besoin de débats. Par exemple, sur les OGM, oui il faut un débat, notamment un débat politique, sur la question des brevets. Est-ce qu’il est normal que certains grands groupes ayant de puissants moyens de recherche s’accaparent ces trouvailles ? De quelle manière pourrait-on en faire profiter les pays pauvres ou en voie de développement qui n’auraient pas les moyens d’accéder aux fruits de ces recherches ? Est-ce que la recherche européenne a un rôle à jouer ? Il y a énormément de débats politiques passionnants qu’il faut conduire, et qu’il faut conduire vite.

Mais, encore une fois, pour débattre, il faut que les gens aient accès aux faits, aux bonnes données, aux bonnes connaissances, pour qu’ils puissent choisir vraiment librement et en conscience le modèle qu’ils souhaitent. Ce modèle peut être décroissant, mais ce n’est pas une fatalité, ce n’est pas une obligation.

Pour commander le livre « Les Illusionnistes » de Géraldine Woessner et Erwan Seznec aux éditions Robert Laffont

 

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